Du socialisme à la défense de la République : la voix singulière de Jean-Pierre Chevènement au sein de la gauche française
Jean-Pierre Chevènement a eu 84 ans ce jeudi 9 mars 2023. Retiré de la politique active depuis quelques années, l’ancien ministre et maire de Belfort a été une figure importante de la gauche française pendant plusieurs décennies. Retour en images sur un riche parcours politique !
Né en 1939 à Belfort, dans l’est de la France, l’homme politique est d’origine suisse : le nom d’origine de sa famille, « Schwennemann », a été francisé en « Chevènement » au XVIIIe siècle.
Ce fils de deux parents instituteurs a lui-même suivi de brillantes études : lauréat du concours général en grec et en géographie, il est ensuite passé par Sciences Po Paris et l’ENA, l’école des hauts fonctionnaires français où il est dans la même promotion que Lionel Jospin.
C’est dans le cadre de sa scolarité à l’ENA que Chevènement a été un témoin direct de la fin de la guerre d’Algérie. Préfet d’Oran par intérim lors du massacre commis dans la même ville, il a été en poste à l’ambassade de France à Alger après l’indépendance en 1962. Le jeune haut fonctionnaire a dénoncé la pratique de la torture pendant la guerre.
Entré à la SFIO, l’ancêtre du PS, en 1964, Jean-Pierre Chevènement co-fonde et dirige le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES). Incarnant l’aile gauche du PS, il apporte son soutien à François Mitterrand dans les années 1970 et s’oppose à des personnalités plus modérées comme Michel Rocard.
Plusieurs fois ministre, Jean-Pierre Chevènement a eu tout d’abord une longue carrière d’élu local. Député du Territoire-de-Belfort à partir de 1973 et conseiller régional de Franche-Comté, il est élu maire de Belfort en 1983 et contribue pendant de longues années au développement de la ville.
Élu président de la République en 1981, François Mitterrand nomme son fidèle soutien ministre de la Recherche et de l’Industrie. Mais deux ans plus tard, ce défenseur d’un État centralisé et interventionniste est désavoué par le chef de l’État alors qu’il s’oppose au tournant de la rigueur amorcé par la majorité socialiste.
C’est à cette occasion que Chevènement a prononcé sa fameuse phrase : « Un ministre, ça ferme sa g u e u l e ; si ça veut l'ouvrir, ça démissionne. » Homme de principes, il choisira souvent la deuxième option durant sa carrière.
En 1984, Pierre Mauroy est remplacé par Laurent Fabius à Matignon et Chevènement fait son retour en tant que ministre de l’Éducation nationale. Cet enfant d’enseignants marquera l’opinion en annonçant un objectif de 80% de chaque classe d’âge au niveau du baccalauréat.
Après la réélection de François Mitterrand en 1988, c’est cette fois le ministère de la Défense qui revient au maire de Belfort. Un poste dont il démissionne en janvier 1991 pour protester contre l’engagement de la France dans la première guerre du Golfe menée par les États-Unis contre l’Irak.
L’année suivante, Chevènement se singularise à gauche en prenant position contre le traité de Maastricht, le grand projet de Mitterrand pour son second mandat. L’ancien ministre s’oppose à un texte qui, en plus de la création de la monnaie unique, transfère de nombreuses compétences de l’État français à l’échelon européen. Il a aussi fait campagne pour le « non » au référendum de 2005 sur la Constitution européenne.
C’est à cette époque que l’homme d’État achève sa mue du socialisme à la défense intransigeante de la République. La rupture avec le PS est consommée et Chevènement crée son propre parti, le Mouvement des Citoyens (MDC), rebaptisé plus tard Mouvement républicain et citoyen (MRC).
Cela ne l’empêchera pas de revenir au gouvernement lorsque la gauche reprend le pouvoir en 1997 : Lionel Jospin nomme l’ancien ministre de François Mitterrand à l’Intérieur dans son gouvernement de cohabitation avec le président Jacques Chirac.
En 1998, le « premier flic de France » subit un accident lié à une allergie au produit anesthésiant utilisé lors d’une opération. Plongé huit jours dans le coma, il ne sort de l’hôpital qu’au bout de plusieurs semaines et reste quatre mois à l’écart de ses fonctions. Il se surnommera lui-même « le miraculé de la République ».
Ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement a assumé une politique sécuritaire de gauche, évitant à la fois une position trop naïve face à la montée de la délinquance et le risque d’une dérive liberticide en cas de renforcement excessif des moyens de la police. Il est le créateur de l’ancienne police de proximité qui visait à concilier prévention et présence policière dans certains quartiers.
Mais ministre ou non, Chevènement a toujours eu une parole très libre qui l’a conduit à s’opposer à d’autres personnalités, y compris dans son propre camp. Opposé à l’indépendance du Kosovo, il a aussi défendu une vision intransigeante de la laïcité.
Mais la rupture avec le chef de la majorité viendra cette fois d’un désaccord sur le dossier corse. Le ministre de l’Intérieur démissionne à l’été 2000 après s’être opposé aux accords conclus par Lionel Jospin qui reconnaissent les mouvements nationalistes corses sans que ceux-ci ne se soient engagés à renoncer à la violence.
Chevènement s’est présenté à l’élection présidentielle de 2002 avec un programme défendant la République au-delà du clivage gauche-droite. Après avoir enregistré de nombreux soutiens, il est présenté un temps comme le « troisième homme » derrière Jacques Chirac et Lionel Jospin mais ne rassemble finalement que 5,33% des voix. Sa candidature a été critiquée par certains comme un facteur de la dispersion des voix de gauche ayant contribué à l’échec au premier tour de Jospin et à la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour.
L’influence de Jean-Pierre Chevènement dans le jeu politique décline à partir des années 2000 mais il joue tout de même un rôle important dans la campagne présidentielle de Ségolène Royal en 2007. L’élu franc-comtois s’est retiré de la politique active en 2014 après un dernier mandat de six ans au Sénat.
Nommé représentant spécial de la France pour la Russie, Chevènement a négocié l’apaisement des relations franco-russes après la mise en place de sanctions contre ce pays à la suite de l’annexion de la Crimée. Dans son livre « Un défi de civilisation » (2016), il avait assuré que la Russie n’avait pas d’intentions impérialistes et critiqué une « russophobie plus ou moins camouflée en poutinophobie ». En 2017, il avait été décoré par Poutine en personne de l’Ordre de l’Amitié.
Après avoir tenté en vain un rapprochement entre les souverainistes de droite et de gauche, Jean-Pierre Chevènement a occupé une dernière fonction à la tête de la fondation de l’islam de France. L’ancien ministre a par ailleurs soutenu Emmanuel Macron lors des élections présidentielles de 2017 et 2022.
Que l’on partage ou non ses convictions, Jean-Pierre Chevènement est resté pendant des années une figure politique emblématique et une voix singulière à gauche. De sa liberté de ton parfois critiquée à la défense intransigeante de l’école et du rôle de l’État, il a incarné en France une gauche républicaine qui ne lui a toujours pas trouvé de successeur.