Lu Shaye : le loup combattant d’une diplomatie chinoise qui ne cache plus ses ambitions
Peu après la visite d’Emmanuel Macron en Chine, l’ambassadeur de ce pays à Paris a tenu des propos qui ont déclenché une vive polémique sur la chaîne ‘LCI’. Interrogé sur les anciennes républiques soviétiques devenues indépendantes à la fin de la Guerre froide, Lu Shaye a déclaré : « Ces pays de l'ex-Union soviétique n'ont pas de statut effectif dans le droit international, parce qu'il n'y a pas d'accords internationaux pour concrétiser leur statut de pays souverains. »
Le diplomate venait de reprendre des éléments de la propagande russe, notamment la théorie selon laquelle la Crimée appartiendrait en fait à la Russie et non à l’Ukraine. Autant d’idées qui visent à légitimer l’agressivité de la Russie à l’égard de ses voisins.
Ce ne sont pas moins de quatorze États indépendants dont l’ambassadeur de Chine a contesté la souveraineté : les pays baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie), la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie et les pays du Caucase et d’Asie centrale. Toutes ces anciennes républiques soviétiques étaient devenues indépendantes à la fin de l’URSS.
Et pourtant, la Chine populaire avait bien été parmi les premiers États à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine en 1991, dans ses frontières qui incluent la Crimée, comme n’a pas manqué de le rappeler le ministère français des Affaires étrangères.
Alors que le journaliste lui demandait s’il trouverait juste que la Chine soit amputée d’une partie de son territoire comme l’Ukraine, Lu Shaye a ajouté que « le plus urgent » était de « réaliser le cessez-le-feu ». Un pacifisme de façade qui dilue la responsabilité de l’agresseur russe tout en légitimant la Chine dans une position de médiateur.
La position personnelle du diplomate a été rapidement démentie par Pékin. Mao Ning, l'une des porte-paroles du ministère chinois des Affaires étrangères, a déclaré publiquement que son pays respectait « le statut d'État souverain des anciennes républiques soviétiques », tout en rappelant à son tour que son pays avait été parmi les premiers à les reconnaître.
Les déclarations de l’ambassadeur en poste à Paris ont sans surprise mis en colère les autorités ukrainiennes, qui préparent actuellement une contre-offensive pour récupérer les territoires occupés. Un conseiller du président Zelensky, Mykhaïlo Podoliak, a twitté ceci : « Il est étrange d'entendre une version absurde de "l'histoire de la Crimée" de la part d'un représentant d'un pays scrupuleux au sujet de son histoire millénaire. »
Également dans le viseur du Kremlin, les États baltes ne sont pas restés sans réagir face aux propos de Lu Shaye, jugés « complètement inacceptables » par Edgars Rinkēvičs, le ministre letton des Affaires étrangères (sur la photo).
De son côté, le chef de la diplomatie estonienne Margus Tsahkna (sur la photo) y a vu un « contresens historique car les pays Baltes sont souverains au regard du droit international depuis 1918, mais ont été occupés pendant cinquante ans » par l’URSS.
Alors qu’il avait défendu une position de non-ingérence de la France dans la crise entre la Chine et Taïwan, le président français Emmanuel Macron a aussi condamné ces déclarations tout en réaffirmant sa « pleine solidarité aux pays qui ont été attaqués dans la lecture de leur histoire et leurs frontières ».
Mais qui est Lu Shaye, l’homme qui a déclenché une polémique inhabituelle dans l’univers feutré de la diplomatie ? Le parcours de ce fils de médecins né en 1964 à Nankin explique ses débordements récents.
Encouragé à apprendre le français par l’un de ses professeurs, Lu Shaye a étudié à l’Institut de diplomatie de Pékin dans les années 1980. Sa connaissance de la langue de Molière lui permet de faire carrière en poste dans différents pays francophones.
Durant ses études, le futur ambassadeur se passionne pour la colonisation, ce qui l’amène à développer un discours critique à l’égard de l’Occident. Lu Shaye occupe plusieurs postes en Afrique francophone, d’abord en Guinée de 1988 à 1991, puis en devenant ambassadeur au Sénégal de 2006 à 2009.
Après avoir dirigé le département Afrique du ministère chinois des Affaires étrangères, Lu a été ambassadeur au Canada de 2017 à 2019. Il commence alors à se faire remarquer pour ses propos polémiques, comme une dénonciation de « l’égoïsme occidental » et du « suprémacisme blanc » lors de l’arrestation à Vancouver d’une dirigeante de l’entreprise chinoise Huawei, soupçonnée d’exporter des produits américains vers l’Iran malgré les sanctions imposées par Washington.
Nommé ambassadeur à Paris en 2019, Lu Shaye s’illustre par de nombreux dérapages. En 2020, il est convoqué au Quai d’Orsay pour avoir écrit sur le journal de son ambassade que, pendant la pandémie, des soignants avaient « abandonné leur poste du jour au lendemain (…), laissant mourir leurs pensionnaires de faim et de maladie ».
L’année suivante, il s’en prend au chercheur Antoine Bondaz pour ses positions critiques sur la Chine, le qualifiant dans un langage peu diplomatique de « petite frappe » et de « troll idéologique ».
Mais au-delà de ses positions controversées, le diplomate cultive son influence en France en se montrant très actif sur la scène publique. En 2021, son interview-fleuve sur la chaîne YouTube ‘Thinkerview’ a réalisé plus de 2 millions de vues. Et en novembre 2022, Lu Shaye a organisé un grand colloque à Paris où se sont pressés de hauts dirigeants du monde politique, diplomatique et économique français.
Derrière son tempérament flegmatique, Lu fait partie des durs de la diplomatie chinoise. Il appartient aux « loups combattants », un groupe de diplomates qui souhaite que la Chine affirme sa puissance dans les relations internationales et prenne sa revanche vis-à-vis de l’Occident.
Dans une interview accordée à ‘L’Opinion’ en 2021, Lu Shaye se félicitait d’être qualifié de « loup combattant » face aux « hyènes folles qui attaquent la Chine ». Il avait justement affublé Antoine Bondaz de ce surnom de « hyène folle ».
Selon le spécialiste de la Chine et des relations internationales François Godement, cité par ‘RTL’, il existe aujourd’hui « une espèce de compétition entre les diplomates chinois pour être celui qui va le plus loin, le plus fort et il n'y a pas de doute sur le fait que Lu Shaye soit en tête. »
En plus de ses propos récents sur l’Ukraine, l’ambassadeur soutient une position révisionniste sur le régime de Mao Zedong, en niant la mort de millions de Chinois lors de l’épisode du Grand Bond en avant à la fin des années 1950.
Concernant les enjeux actuels, Lu Shaye ne fait pas mystère de son souhait de réunifier la Chine et Taïwan, par la force si nécessaire. Ses propos sur l’Ukraine prennent donc une tout autre dimension à l’heure où la flotte chinoise menace de plus en plus clairement l’île.
Au-delà des polémiques récentes, Lu Shaye est l’un des nouveaux visages d’une diplomatie chinoise de plus en plus décomplexée dans sa relation avec l’Occident et avec sa propre puissance. Ses positions sont d’une actualité brûlante alors que la guerre fait toujours rage en Ukraine et que l’hypothèse d’une invasion de Taïwan ne peut plus être exclue.