Organisation, pouvoirs, décisions : que se passera-t-il concrètement en cas de cohabitation au gouvernement français ?
La dissolution surprise de l’Assemblée nationale décidée par Emmanuel Macron le 9 juin dernier a ouvert la possibilité d’une alternance politique en France. En effet, les sondages donnent la majorité présidentielle derrière le Rassemblement national et l’union de la gauche.
Cette situation consisterait en une nouvelle et quatrième « cohabitation » entre un président de la République aux pouvoirs diminués d’un côté, et une majorité parlementaire et gouvernementale issue d’un bord politique opposé de l’autre.
Trois cohabitations ont déjà eu lieu sous la Cinquième République. La défaite du camp présidentiel aux élections législatives avait donné la possibilité d’expérimenter l’opposition entre l’Élysée et la majorité parlementaire.
En 1986, la gauche au pouvoir est battue aux élections législatives. François Mitterrand reste président de la République, mais il doit composer avec un nouveau pouvoir issu de la droite gaulliste. Une configuration inédite à l’époque.
Cette première cohabitation a été marquée par la rivalité entre François Mitterrand et son Premier ministre, Jacques Chirac, qui préparaient tous deux la présidentielle de 1988. Le président a su jouer des erreurs de la droite pour être réélu et obtenir une nouvelle majorité.
En 1993, la majorité socialiste essuie une défaite historique aux législatives. Jacques Chirac ne souhaitant pas reproduire l’erreur de gouverner avant la présidentielle, c’est Édouard Balladur qui est choisi pour reprendre Matignon.
Affaibli physiquement et politiquement, François Mitterrand reste à l’Élysée jusqu’en 1995. Sa seconde cohabitation se déroule dans un climat moins tendu que la première, alors que les rivalités s’aiguisent déjà entre ses potentiels successeurs.
Élu président en 1995, Jacques Chirac dissout l’Assemblée nationale au bout de deux ans pour donner un nouvel élan à sa majorité. Une décision fatale à son septennat, puisque la gauche remporte les élections et revient aux affaires.
D’abord pacifique, la cohabitation entre un Jacques Chirac concentré sur la politique étrangère et un Lionel Jospin qui gère la politique intérieure se tend au fil des années. Le conflit culmine dans les mois qui précèdent l’élection présidentielle de 2002, où les deux hommes s’affrontent.
L’expérience a montré que les cohabitations créent une situation complexe, car le président de la République conserve certains de ses pouvoirs habituels, mais perd la main sur les principaux choix politiques de la nation.
En cas de cohabitation, deux camps politiques opposés doivent donc régulièrement trouver des compromis. Mais que prévoit précisément la Constitution ?
Selon le texte de 1958, le Premier ministre « dirige l'action du gouvernement » (article 20), lequel « détermine et conduit la politique de la nation » (article 21). Le leadership en politique intérieure bascule donc du côté du chef du gouvernement lorsqu’une cohabitation a lieu.
Des prérogatives confirmées par l’article 39 de la Constitution, qui dispose que « l'initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement », ce qui isole un président de la République issu d’un bord politique opposé.
S’agissant de la nomination des ministres, c’est le chef de l’État qui « nomme les autres membres du gouvernement et met fin à leurs fonctions », mais « sur proposition du Premier ministre » (article 8). De quoi pimenter les discussions entre les deux têtes de l’exécutif !
Seul le président de la République est habilité à signer les décrets et ordonnances, ce qui lui permet de bloquer provisoirement l’action du gouvernement, comme François Mitterrand en 1986 qui avait refusé de signer les ordonnances de privatisation. Cependant, le gouvernement peut transformer ces textes en projets de loi qu’il fait voter par le Parlement.
« Dans cette période, le président de la République prend davantage un rôle d’arbitre, ou de force d’opposition, il ne peut plus être le moteur d’une action gouvernementale », indique le professeur de droit public Paul Cassia, cité par Public Sénat.
Ce spécialiste évoque un « pouvoir d’empêchement » relatif du chef de l’État, qui peut par exemple saisir le Conseil constitutionnel d’une loi votée par le Parlement et imposer indirectement une révision du texte.
Même dépossédé d’une grande partie de ses prérogatives, le chef de l’État conserve certains pouvoirs propres, comme celui de consulter les Français par référendum ou de dissoudre l’Assemblée nationale.
Par ailleurs, l’article 16 de la Constitution dote le président de la République de pouvoirs exceptionnels en cas de « menace grave et immédiate » contre le pays. L’hypothèse d’un déclenchement a d’ores et déjà été évoquée par Emmanuel Macron.
Si la Constitution est assez claire sur la répartition des pouvoirs en politique intérieure, les compétences sont partagées concernant la politique étrangère et de défense.
La pratique des institutions a fait de ce champ le « domaine réservé » du président de la République. Cependant, ce privilège présidentiel n’est prévu par aucun texte, même si l’article 52 de la Constitution prévoit que celui-ci « négocie et ratifie les traités ».
Citée par France Info, la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina évoque plutôt un « domaine partagé » au sommet de l’exécutif. La Constitution dispose ainsi que le président est le « chef des armées » (article 15), mais que le Premier ministre est « responsable de la défense nationale » et « dispose de l'administration et de la force armée » (article 20).
Professeur de droit public, Thomas Perroud indique à Mediapart que le « rôle du président de la République est essentiellement un rôle de représentation » et qu’il « ne peut s'engager que sur ce qui a été décidé en amont » de la cohabitation. Les deux têtes de l’État doivent ensuite trouver des compromis pour que la France parle d’une seule voix à l’international.
Concernant par exemple l’aide militaire à l’Ukraine, Emmanuel Macron « pourra continuer de s’engager à l’image d’un chef de guerre, mais il faudra dans tous les cas que les crédits engagés fassent l’objet d’un vote de l’Assemblée dans le cadre de l’examen du budget », indique Anne-Charlène Bezzina, citée par Public Sénat.
Dans l'hypothèse d'une absence de majorité absolue à l'Assemblée nationale, Emmanuel Macron pourrait nommer un gouvernement "technique" d'experts non affiliés à un parti politique. Une situation inédite à ce jour en France.
Le passage au quinquennat et la tenue d’élections présidentielles avant les législatives depuis 2002 devaient en principe éviter de nouvelles cohabitations en France. Mais la situation politique inédite du pays a remis cette hypothèse au goût du jour.
Selon Paul Cassia, la « désynchronisation du calendrier électoral fait que la pratique présidentialiste de la Vᵉ République ne pourra pas perdurer ». Va-t-on vers un renouveau institutionnel au-delà des prochaines élections législatives ?